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Larguez les amarres !

L'occasion s'est présentée pour les étudiants de première année du BTSM de participer au concours de nouvelles des Automn'Halles, le festival du livre de Sète. Le thème de cette 3e édition était « Larguons les amarres » : au sens propre, comme au figuré, entre les liens qu'on défait et l'évasion, l'audace, le lâcher-prise.... Les douze nouvelles seront publiées sur le blog, dans la rubrique littérature, à raison d'une par semaine.

Un écho particulier pour les étudiants du monde maritime, obligés d'imaginer, ces derniers mois, le voyage depuis leur salle de classe.

 

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DESTINÉE MARITIME

D’aussi loin que je me souvienne, la mer m'a toujours attirée. D’abord par les récits de mon enfance ou à l’école, où l’on nous apprenait des choses toutes plus inutiles les unes que les autres, sur les océans. Dès mon plus jeune âge, j’avais déjà l’intime conviction que j’étais plus qualifiée que les intervenants choisis pour parler de cette immensité, qui n’est la propriété de personne !  J’avais le sentiment d’imploser lorsque j’entendais les sempiternelles bêtises de ces pauvres volontaires incompétents. Je ne compte plus le nombre de fois où l’on me rembarrait gentiment : « ça petite, ça ne te concerne pas, laisse-nous travailler ! » lorsque je demandais innocemment aux entreprises si ce n’était pas mieux de découvrir les océans plutôt que de les exploiter ou les polluer. Personne ne s’en souciait et ça me rendait malade. Les professeurs ne m’aimaient guère non plus : selon eux, je faisais fuir tous les bénévoles qui faisaient des présentations et inquiétais mes camarades avec mon air fataliste. Est-ce fataliste d’énoncer un problème de société, du haut de mes huit ans? Bien sûr, je n’étais pas la seule à avoir évoqué ce problème mais j’étais bien la seule qui osais et qui maintenais dans le temps mes propos.

Je souhaitais tellement défendre les océans que j'ai vite pensé me spécialiser dans le droit maritime pour défendre les mers et océans. A treize ans, mon argumentaire était prêt, ma famille en avait fait les frais, les plus chanceux avaient dû l’entendre deux fois au minimum. Mes parents, plutôt traditionnels, m'avaient écouté d’une oreille distraite, lorsque je monologuais sur les différentes manières de changer les choses.

-          Et donc tu vas y aller ? ai-je entendu de la bouche de mon père.

C’était bien la première fois que quelqu’un me coupait dans mon argumentaire. Sa question me surprenait. Je ne comprenais pas son sens… «Où ?» pensais-je pour moi-même. Il tourna la tête vers moi, esquissant un sourire. Ma mère, décontenancée, redressa la tête : rares sont les fois où je me taisais. Il secoua la tête, incrédule.

-          Que de la gueule, m’acheva-t-il.

Et il n’avait pas tort. Où ? En mer ? Ce n’est pas possible.

-          Non…parce que …, me repris-je.

Ça me frappa de plein fouet. Parce que quoi ? Je suis une fille ? C’est ridicule, il y en a de plus en plus. Je n’avais aucun argument. J’avais toujours pensé que découvrir la mer depuis un bureau serait le meilleur moyen, je m'étais trompé. Pour être au plus proche d’elle, il faut la travailler, être chaque jour à son contact pour la comprendre, je venais à peine de le réaliser ! Jamais je n’avais été aussi motivée de chercher toutes les branches possibles et inimaginables que m’offrait le monde maritime, curieux et dangereux.

Et c’est à seize ans que je rentrais dans un lycée maritime ; dès le premier jour dans l’établissement, je savais dans quoi j'embarquerai et c’était tellement plaisant d’avoir le sentiment de trouver sa place, c’était ma voie.  Ça n’a pas été évident, loin de là, les cours s'étaient enchaînés sans que j’en profite et j’accueillais chaque stage comme étant une bénédiction.

Aucune tache sur le cap, l’horizon était à moi, je larguais donc les amarres à vingt-deux ans en entrant dans une flotte océanographique. Je mettais mon corps et mon âme dans ce travail, je m'investissais chaque jour un peu plus. Les responsabilités étaient de plus en plus grandes et me paraissaient de moins en moins superficielles. Je travaillais dans le but d’extraire le plus de données sur elle, et non pour un salaire. Les parutions de scientifiques s’enchaînaient et je me réjouissais, c’était une nouvelle qui sans nul doute allait révolutionner le monde. On ne peut pas dire que j’en étais responsable, ce n’était pas grâce à moi toutes ces découvertes, loin de là mais je participais avec frénésie à tout cet engouement mondial.

Les années ont passé, et me voilà aujourd’hui femme-marin, accomplie, qui n’a peur de rien. Mais loin d’être fière, comme à vingt ans. En effet, aujourd'hui, à trente-cinq ans, la mer me punit. Elle me punit du mal que j’ai causé, de l’avoir percée à jour. De toutes ces découvertes auxquelles j’ai participé, les Hommes ont fait des monstruosités sans nom. Ils l’exploitent, ils la pillent, ils la vident, ils n’ont aucun respect, et j’en paye les frais. Dans cette tempête sans nom, désormais je le sais, c’est terminé. Peut-être y aura-t-il des survivants ? Mais c’est une évidence, elle va m’engloutir pour tout ce que je lui ai fait subir. Tous les marins le savent, ils partent et s'attendent à ne peut-être pas revenir. Et beaucoup l’acceptent, comme moi, et beaucoup le nient, comme d’autres. J'observe, sereine, l’angoisse de l’équipage monter à la passerelle pendant que les vagues englobent le pont supérieur. Ce n’est qu’une question de temps avant que les vagues scélérates engloutissent le bateau. Alors que l’équipage enfile des gilets de sauvetage, je sors sur la passerelle extérieure, le vent dans mes cheveux, je la provoque, je n’ai pas peur d’elle, et elle se déchaîne de frustration, de ne pas me faire ressentir la peur. Elle me défie et je la vois, enfin ! Cette vague qui dépasse toutes les autres et personne n’en sortira vivant. Elle se dresse fièrement devant moi et alors que les cris viennent à mes oreilles, elle s’abat lentement et avec violence sur le bateau, l’embrassant de toute sa puissance. Alors, je me rends compte que c’est peut-être ça, larguer les amarres. C’est lâcher prise, ne pas lutter lorsqu’elle vient nous chercher. O.C

Photo : Samuel Ouint

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